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Les vents de la dissension 1/2

Il y avait en ce temps-là neuf royaumes. Trois d'entre eux avaient acquis une supériorité technique, financière et militaire nettement au-dessus des autres.

Quels pouvoirs ? Quelles choses n'avaient-ils pas en abondance ? Pourtant, subordonnés à des désirs plus grands que leurs besoins, les monarques les plus puissants continuaient à convoiter ce qui n'était pas à eux. Yvanion, lui, nourrissait un projet éclairé par sa grande clairvoyance. Une lutte pour la domination entre ces dignitaires devenait inévitable.

Il y avait d'abord le pays d'Ugreterre, avec sa capitale Trimont, la cité blanche aux trois donjons. Y régnait depuis toujours la légendaire famille Klausdraken, dont la lignée était issue de l'errance mythique des gens de Técambrie. Le roi de l'époque s'appelait Yder et son royaume dominait, car sa population était nombreuse et ses armées fort bien équipées.

Venaient ensuite les 5 comtés de l'ouest, réunis en un royaume appelé Exinie. Dans sa capitale Vermillac, trônait déjà la citadelle de pierres rouges, la plus élevée par sa position et par la taille de ses remparts. La famille Gildwin avait réussi à fédérer les cinq comtés depuis près de deux siècles et les gouvernait. Une richesse démesurée, provenant de terres bien grasses et de l'abondance de leurs sols en tout type de minerais, était la source de leur puissance. Le roi d'alors s'appelait Bertrand.

Enfin, il y avait l'admirable Sargonne et sa capitale Cubéria que le génie de nos ancêtres avait façonnée pour être inexpugnable. Notre forteresse trône sur un promontoire rendu pratiquement cubique par la main de l'homme. Elle surplombe un plat pays à perte de vue. Un pont escalier formidable, comptant pas moins de onze arches, est son seul moyen d'accès.

La famille Gargandra à la très grande sagesse y régnait alors et elle était la puissance de ce royaume. Des rois et des reines, tous plus éclairés les uns que les autres s'y étaient succédé. De fins stratèges, des bâtisseurs de génie, dont les prises de décisions, dénuées de toute émotion, ne reposaient que sur des raisonnements pointus.

Sur le trône, le roi se nommait Yvanion. Il fut le plus prestigieux et sans contexte le plus ambitieux des seigneurs de Sargonne. Son règne fut entaché par un fait que je ne peux taire : "le père tua le fils", mais face à la lutte divine qui avait toujours lieu, les royaumes du Thésan étaient bien peu de chose et il changea les rapports de forces sur l'Omne. Ses ambitions allaient conduire à ce qui plus tard fut appelé "la Guerre des trois rois" et la manière dont il usa le fit surnommer "Yvanion le fourbe". Tel sobriquet n'est qu'un sombre boniment qui ne peut que susciter l'indignation de l'être cultivé. Yvanion fut au contraire un grand monarque, c'est l'époque impitoyable dans laquelle il vivait qu'il l'a façonné et qui est la seule à blâmer. C'est pour que la race humaine puisse à nouveau redresser la tête que le seigneur de Sargonne sacrifia son bien le plus précieux. Pour cela, il lui fallait unir les neuf royaumes autour d'un seul roi : lui !

Gaïl le Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne

***

- Sire, pârdon à vot' Mâjesté d'lui imposé le spectac' de mâ v'nu, mais vot' Mâjesté elle a dit qu'tout l'monde y d'vait monger d'lo vionde une fois pâr semeune. Et eul seugneur Eumrid y nous qu'donne d'lâ bidoche qu'â d'ja trop feusondée d'puis belle lurette.

C'était jour de doléance. Dans la salle du trône, l'ensemble du conseil était présent. La pièce était un immense octogone entouré par des vitraux dont la taille considérable était issue du savoir-faire des artisans du pays de Mysergne. Une douce lumière baignait l'impressionnante forêt de colonnes dont le sommet s'ouvrait sur la voûte en une multitude d'arcs qui s'entrecroisaient. Derrière le monarque avaient été suspendus deux grands draps, l'un violet et l'autre doré. Ils descendaient en cascade le long du mur et venaient recouvrir le trône. De chaque côté de l'auguste siège, sous deux imposants drapeaux marqués des armoiries de Sargonne, se tenaient les conseillers royaux. L'homme du peuple n'en menait pas large. Caribéris se pencha vers Burgolin et lui demanda :

- Qui est ce sire Eumrid ?

- Eymerid, Sire, c'est un baron de notre comté. Son père était le seigneur Alérion, il est mort il y a six mois, cela vous parle peut-être davantage ?

- Non, ça ne me rappelle rien, une petite baronnie, j'imagine ?

- Oui, la baronnie de Bazole. Elle était très bien gérée, jamais Alérion n'était venu faire de réclamations. Mais son fils a repris la gestion des terres paternelles et il semble qu'il se soit éloigné des préceptes de son géniteur. En tout cas, il est bien attaché à Cubéria et il est sous votre responsabilité directe.

- Je vois, répondit le roi en se tournant vers le paysan. Puis s'adressant à lui :

- Vous avez bien fait de venir brave homme. Depuis combien de temps dure cette farce ?

- Roooo bin j'vâ dire qu'sâ â commencé quequ'temps âprès lâ mort du père. On âllait commoncer âvec eul semis du blé d'printomps. Ceu pas qu'on veut feure des problèmes vous sâvez vot' Mâjesté, vous vous êtes un bon roi, mais euls gorrennes du pays y commencent â êt' chafouins.

Le roi tourna le regard vers Burgolin.

- Ça va faire à peu près cinq mois, Sire, précisa le régisseur.

Puis posant ses yeux vers le grand chambrier, le monarque demanda :

- Quel est le montant du préjudice Sire Wilfrid ?

- Et bien, Sire, les hommes doivent disposer de quatre onces de viande par semaine, les femmes trois et les enfants deux. Si nous mettons cela sur vingt semaines, le seigneur Eymerid n'a pas versé quatre-vingts onces aux hommes, soixante aux femmes et quarante aux enfants. Sur ses terres vivent cinq mille trois cent quatre-vingt-quatre âmes. Si je prends un quart d'hommes, un quart de femmes et la moitié d'enfants de moins de quinze ans, il manque réciproquement six mille sept cent trente livres, un peu plus de cinq mille quarante-sept livres et six mille sept cent trente livres, une seconde fois, soit un total d'un peu plus de dix-huit mille cinq cent sept livres de viande. Il faudra bien entendu affiner ces calculs.

Le Grand Chambrier, dans ses habits pourpres cousus d'or, était un homme extrêmement vieux et maigre. Ses lèvres et le contour de ses paupières étaient d'un rouge écarlate, résultat d'une consommation trop régulière de jumalaïa, l'herbe de transcendance. Son corps tout entier, filiforme et voûté, avait subi les ravages de sa continuelle obsession des chiffres.

- Ne vous embêtez pas ! Nous arrondirons à vingt mille livres, conclut le roi. Messire le Grand Chambrier, vous veillerez à ce que le seigneur Eymerid s'acquitte de sa dette. Ses sujets auront le droit à deux jours de viande saine par semaine. L'un pour continuer à respecter la règle que j'ai moi-même établie, l'autre pour solder son avoir et j'exige qu'il verse jusqu'à la dernière once de chair due ! Vous lui enverrez également votre meilleur comptable afin qu'il mette le nez dans ses finances, je tiens à savoir à quoi il utilisait ses économies faites sur le dos des braves gens. Qu'il lui soit bien dit qu'il devra apporter une assistance totale à votre expert et qu'il ne doit surtout pas lui arriver malheur, car leurs destins à tous deux sont désormais liés.

- Bien, Sire, il sera fait selon les souhaits de Sa Majesté.

Le roi se tourna vers le paysan et reprit.

- Vous avez été traité avec mépris, vous voilà dédommagé, brave homme. Faites savoir à travers votre pays que j'ai pris en compte leur demande légitime et que justice ne tardera pas à être rendu.

- Jo l'freu sâvoir Sire, vous êtes un bon roi, meurci pour vot' droiture.

Le paysan s'inclina maladroitement à trois reprises, se ravisa de recommencer une quatrième fois, puis se retira d'un pas lourd.

Le garde annonça :

- Sire Marovid du Malvalon !

Cariberis leva un regard étonné vers ses conseillers, mais ceux-ci parurent aussi surpris que lui. Un homme vêtu de noir entra. Il portait une simple tunique, des collants et une longue cape. Malgré son statut, pas de trace de soieries ou de fourrure, comme si son départ avait été précipité. Son physique était quelconque, son visage plutôt rondouillard. Il portait sa chevelure courte, taillée en écuelle, semblable à une sorte de calotte sombre comme la suie. Son corps était celui d'un combattant de salle, acharné à l'entraînement, mais inexpérimenté à la guerre. La blessure récente qui zébrait sa joue indiquait qu'il avait dû l'apprendre à ses dépens.

- Et bien ! Sire Marovid, mon cher cousin, vous vous déplacez en personne ? Sans même vous faire annoncer ? l'interrogea le monarque.

- Les événements l'exigeaient, sire, c'est l'urgence qui guide mes pas.

Caribéris fronça les sourcils et prit un instant pour planter ses yeux dans ceux de son cousin. Avec une extrême perplexité, il demanda :

- Une urgence qui ne m'aurait pas été annoncée par maître Waldérion ?

- Ses épieurs n'ont pas dû avoir le temps de lui faire remonter l'information, je suis parti en pleine bataille.

Le souverain redressa la tête, sidéré par la réponse. Il joignit ses mains en prière devant son visage et demanda avec une colère contenue :

- Une bataille dans le Grandval ? Et que vous avez quitté avant qu'elle ne soit terminée. Votre histoire commence extrêmement mal cher cousin ! Quels genres de nouvelles m'apportez-vous donc de l'est ?

Marovid resta un instant la bouche à demi-ouverte, interdit par les mots qu'il venait de prononcer.

- C'est... C'est à dire que le combat... Il était pratiquement gagné, sire. Mes... mes généraux sont extrêmement compétents, c'est pourquoi... Voyant que seule la suite intéressait le roi, il en vint au fait. La situation dans le Grandval est devenue intenable, les raids se multiplient.

Caribéris, dubitatif, leva le menton et s'étonna :

- Certaines tribus mènent leur propre politique, les agressions sont monnaie courante là-bas. Cela dit, leur puissance militaire est anodine, elle n'est en rien préoccupante.

L'assistance fut parcourue d'un murmure approbateur et cette réponse mit davantage le seigneur de Malvalon dans l'embarras. Il craignait maintenant qu'on le pense dépassé par les événements.

- C'est... c'est différent, Sire, bégaya-t-il. Les attaques sont devenues quotidiennes, même sur le fort Slasija. Ces barbares n'hésitent plus à s'en prendre à nos troupes. Ils... Ils n'ont plus peur de l'ombre de Sargonne.

- Certes le Grandval n'est pas vraiment ce que l'on peut appeler un royaume, mais tout de même ! Les clans se sont coalisés autour de Ladislaus et il nous est fidèle. Comment expliquez-vous cela ?

- La cause est connue, Sire, c'est un homme dont le nom est Sauromas. Il clame que la vénération des cinq dieux est une escroquerie.

Marovid hésita un instant puis repris confus :

- Sans vouloir être désobligeant, sire, et avec tout le respect que je dois à mon roi, cela fait de vous un imposteur. Quant à Ladislaus, qui est à la fois dévoué à Sargonne et aux cinq, il est vu comme un double imposteur. Sauromas prône le retour à leurs traditions et à leur croyance en Samal, leur dieu primitif. C'est un meneur très écouté, une grande partie de la population partage ses idées. Il est dès à présent le chef le plus légitime à leurs yeux et je pense que nous devons les considérer comme une coalition rebelle. Il a l'esprit conquérant et peut devenir une grande source d'ennuis.

Le roi se gratta le menton et les yeux dans le vague, prit un instant pour intégrer ce nouveau contexte. Il tourna la tête vers ses conseillers et demanda d'une voix ferme :

- Maître Waldérion, avez-vous eu vent de ce Sauromas ?

- Bien entendu, votre majesté.

Le maître des épieurs n'avait ni le physique ni les manières adéquates à la rudesse de son époque. Il était de taille moyenne, avait un corps effilé et les traits de son visage étaient efféminés. De nature raffinée, ses cheveux étaient toujours impeccablement coiffés et ses mains parfaitement propres. Pourtant il avait une personnalité et un tempérament fortement trempés. D'un aplomb exceptionnel, il était impossible pour quiconque de savoir si ses affirmations s'appuyaient sur sa longue expérience ou bien s'il maîtrisait l'art de se tromper avec assurance. Mais dans quelque domaine que ce soit, ses informations se montraient toujours terriblement justes et précises.

- Pensez-vous qu'il soit un problème ? Comment se fait-il que j'apprenne son existence de la bouche du sire de Malvalon ?

Waldérion commença à se déplacer lentement dans la salle.

- Il est un problème, bien entendu !

Il marqua une pause et reprit en agitant les mains avec grâce. Il aimait ajouter du grandiose à ses discours, même les plus anodins.

- La radicalisation, surtout lorsqu'elle est religieuse, n'est pas à prendre à la légère. Mais la difficulté n'est pour le moment pas si conséquente qu'elle nécessite votre attention. Elle est avant tout l'affaire de Ladislaus qui est le souverain du Grandval.

Puis désignant Marovid d'un geste ferme, il asséna comme s'il eut prononcé une vérité fondamentale :

- Si vous apprenez la chose de la bouche du sire de Malvalon, c'est sans doute que dans sa précipitation, il n'a pas demandé assistance au bon roi. De toute évidence, c'est un alerteur précoce !

Un bruissement amusé survola le conseil royal.

- Comment osez-vous ? aboya Marovid dont le rang lui permettait de ne pas craindre un simple préposé.

Le maître des épieurs le détailla de haut en bas et précisa sur un ton magistral :

- Sire Marovid, la situation sur le continent devient de plus en plus délicate. La politique des royaumes de l'ouest, définis comme de grandes puissances, devient fluctuante. Croyez-vous qu'un voyou à peine sorti de sa barbarie puisse devenir une priorité sous prétexte qu'il a réussi à s'acoquiner avec quelques tribus d'illuminés ? Le Grandval est suffisamment stable pour absorber ce genre de problème et c'est bien ce que l'on attend de Ladislaus !

Le seigneur de Malvalon blêmit, mais Caribéris ne releva pas.

- Quelles nouvelles vos épieurs vous font-ils parvenir de l'ouest, maître Waldérion ?

- Sire, malheureusement votre Majesté ne peut compter sur la stabilité qui régnait dans ces contrées. En Ugreterre, si le roi Rodert Madalgreif vous à prêter allégeance, son âge se rappel à lui et ses années de règne sont comptées. Malheureusement, la reine Amalène est réputée ambitieuse et si le prince Phénir a hérité de la force paternelle, son esprit est un legs de sa mère. C'est un jeune homme mystérieux, il est difficile pour le moment d'évaluer les conséquences de son arrivée au pouvoir, mais tout porte à croire qu'il posera des problèmes. De plus, rien ne prouve qu'il régnera un jour. Le roi Ludolphe Klausdraken est mort après sa destitution dans des circonstances plus que douteuses. L'ancienne reine Vénérande a tout de même eu un fils et elle réclame que l'on reconnaisse sa légitimité au trône. Les Klausdraken sont encore puissants, ils ont de nombreux partisans et ont été nos pires ennemis. Quant à l'Exinie, la situation n'est guère plus stable. Le roi Hugues a déshérité son aîné Bernard à cause de son obsession d'un rapprochement avec l'Ugreterre. Gui son puîné devrait héritier du trône. Mais il veut restaurer le pouvoir des Exiniens sur le Thésan, c'est un va-t-en-guerre qui n'apprécie pas l'impôt que nous prélevons sur leurs ressources. Les cinq comtés de l'ouest sont divisés quant à la légitimité des deux princes, mais que cela soit l'un ou l'autre, leurs projets vont à l'encontre de notre suprématie. En l'état actuel des choses, il serait risqué de se projeter, même à court terme.

- Voilà une tendance qui tend à se confirmer, répondit le roi. Et vous ? Sire Raghemid. Quel est l'avis de mon stratège ?

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