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Chapitre 1

Alexeï

Paris

Bon sang, cette fin de matinée est glaciale et le soleil n'a pas l'air décidé de se montrer et je reste prostré à me geler les cacahuètes sur le trottoir. Il faudrait que je songe sérieusement à trouver un carton pour m'asseoir. Il est déjà midi quinze et la boutique devant laquelle je suis installé a fermé pendant l'heure du déjeuner.

Un repas... bordel ! J'ai une faim de loup ! Et je n'ai même pas de quoi m'acheter une baguette de pain. Aujourd'hui, je n'ai récolté que 30 centimes. Trente putains de centimes ! Je me gèle le cul depuis huit heures du matin pour seulement 30 centimes ! Les gens vous passent devant comme si vous étiez un meuble urbain, un poteau...

Moi, je pense que certains me voient plus comme une poubelle posée là, à laquelle on ne daigne pas adresser un regard de peur de se sentir obligés de verser une ou deux pièces dans mon gobelet. Mais dans un sens, je ne leur donne pas tort. Je suis crasseux, mes cheveux sont trop longs, sales et en bataille, ma barbe n'est pas entretenue et mes fringues sentent mauvais. Alors oui, je ressemble plus à un déchet qu'à un être humain.

Il fait un froid de canard pour couronner le tout ! Mais surtout, la faim me tenaille et mon ventre émet des grondements de temps à autre. Je n'ai rien avalé depuis deux jours. Hier soir, j'ai fait les poubelles, mais à part quelques épluchures, je n'ai rien trouvé de comestible et mon estomac ne cesse de me rappeler qu'il aimerait être rempli. Mais avec quoi ? Aujourd'hui, encore, je devrais me passer de repas, mais mon organisme s'épuise, à tel point, que tout mon corps me fait souffrir.

Je me donne un petit quart d'heure supplémentaire, espérant récolter quelques pièces en plus, avant de retourner sous le pont sous lequel je vis pour m'allonger et essayer de dormir un peu. Et ainsi, peut-être oublier ma misère.

Il ne faut pas rêver mec !

Oh et puis zut ! J'en ai marre, je vais y aller tout de suite. De toute façon, il ne sert à rien de rester là, je n'empocherai pas un centime de plus aujourd'hui.

Une voiture s'arrête à quelques mètres. Je regarde le chauffeur sortir du luxueux véhicule et ouvrir la portière à un homme d'une trentaine d'années. Je me rince les yeux. Il est chic et beau comme un dieu, habillé d'un superbe costume sur mesure qui à lui seul me permettrait de me nourrir pendant des mois. Et d'une élégance inouïe. À ma grande surprise, il fait le tour de la voiture, avance dans ma direction et s'arrête devant moi. Je le vois fouiller dans son portefeuille et, éberlué, je suis des yeux sa main qui dépose un billet de cinquante euros dans mon gobelet.

« Cinquante euros ? Je crois rêver ! »

— Merci, murmurai-je, la gorge nouée, mais c'est beaucoup trop.

— Non, je ne pense pas, me répond-il en me regardant dans les yeux avec un sourire Colgate à vous donner le tournis.

Puis il range son portefeuille dans la poche de sa belle veste, et sans un mot de plus, se retourne et poursuit son chemin. Je regarde mon gobelet à deux fois, sans oser toucher le billet, me demandant si c'est réel. Je tourne mon visage en direction de l'homme qui entre dans le restaurant quelques mètres plus loin.

Alors qu'il referme la porte, son portefeuille tombe sur le trottoir sans qu'il s'en aperçoive. Je me lève rapidement sans oublier de prendre mon précieux billet de cinquante euros et le ranger dans la poche de mon jean et me dirige vers le resto pour ramasser l'objet.

Vous avez certainement pensé que j'allais le ramasser et partir avec, n'est-ce pas ? Eh bien non, vous avez tout faux, je ne suis pas ce genre de personne. Ça vous la coupe, hein ?

Je jette un œil à travers la vitrine du restaurant et aperçois le type assis à une table, buvant un apéritif. Je frappe sur la vitre pour attirer son attention alors que quelques clients tournent leurs visages dans ma direction. Cela me met mal à l'aise, et je pique un fard, mais mon bienfaiteur lève la tête à cet instant et me regarde en m'adressant un sourire, à moi !

Ça fait deux fois qu'il me sourit, chose que personne n'a faite depuis que je suis dans la rue. Cela peut sembler ridicule, mais une marque de sympathie fait du bien parfois. Je ne sais pas pourquoi, mais à la seconde où ses yeux vert émeraude se posent sur moi, je me sens déstabilisé. Avec ce sourire à tomber par terre affiché sur son visage, j'ai la sensation d'avoir un millier de papillons qui grouillent dans mon ventre. Je suis certain de rougir comme une tomate. C'est fou ce que ce mec me provoque comme réactions.

Reprends tes esprits, idiot !

Je lui montre que j'ai son portefeuille en levant la main. Il palpe l'intérieur de sa veste d'un air surpris avant de relever la tête et de m'adresser un clin d'œil. Il se lève, sort du restaurant et se plante devant moi.

J'esquisse un mouvement de recul. Un geste dont je n'arrive pas à me défaire depuis que je suis dans la rue. Si ça se trouve, il croit que je le lui ai volé et que je me fous de lui en plus. J'ai peur de sa réaction. Je garde une certaine distance, au cas où il tenterait de m'en coller une. On voit de tout lorsque l'on vit dehors, alors je reste prudent. Je me décide à ouvrir la bouche, mais je ne peux m'empêcher de bégayer.

— Vous... hum... vous avez...

Mince alors, je n'arrive pas à me concentrer avec son regard posé sur moi qui semble me traverser de part en part.

— Vous avez fait tomber votre portefeuille en entrant ici, finis-je par dire en rougissant comme une pivoine.

Je lui tends l'objet qu'il prend et range directement dans sa poche sans en vérifier le contenu.

— Vous ne regardez pas pour vérifier que tout y est ?

— Et pourquoi ferais-je cela ?

Là, je reste scotché. Je ne m'attendais pas à cette réaction de sa part, alors je réponds aussitôt.

— Ben, j'ai peut-être pris votre argent, dis-je d'une petite voix tout en baissant les yeux vers mes pieds.

— Je ne pense pas que vous l'ayez fait, sinon pourquoi être venu me le rapporter en mains propres ? Et je vous remercie pour votre geste, parce que tous mes papiers d'identité sont à l'intérieur.

Je relève la tête pour le regarder droit dans les yeux. Bordel, quel regard il a ! Comment peut-on avoir des pupilles aussi vertes ! Et paf ! L'idée part directement dans mon entrejambe et me voilà tout dur. Manquait plus que ça !

Du coup, je me décide à baisser les yeux, encore une fois, en direction de mes pieds pour lui répondre afin qu'il ne voie pas à quel point je dois rougir, encore.

— Non, c'est moi.

— Vous ? Pourquoi ?

— Pour les cinquante euros que vous m'avez donnés tout à l'heure, jamais personne ne m'avait fait un tel cadeau.

Je fais demi-tour, laissant l'homme incroyablement séduisant derrière moi et reprends la direction de mon coin de rue. Mais c'est sans compter sur mon estomac, ce traître, qui émet un grondement terrible me faisant courber de douleur.

Bordel ! J'ai vraiment trop faim !

— Excusez-moi, jeune homme !

Surpris par cette interpellation, je me retourne et vois mon bel inconnu qui avance vers moi. Je recule à nouveau. Ça devient une manie chez moi, mais quand on vit aux quatre vents, on apprend à se méfier de tout le monde.

— Depuis combien de temps n'avez-vous rien mangé ? Me demande-t-il.

— Heu... eh bien... je...

Et bien sûr, mon corps répond pour moi, encore une fois, en émettant un grondement terrible.

— C'est bien ce que je pensais, ça doit faire un moment, vu les bruits que fait votre estomac. Bon, on va remédier à ça tout de suite. Suivez-moi, me dit-il.

— Où ? Demandai-je sur la défensive.

— Dans le restaurant, ma table m'attend.

— Vous vous moquez de moi là ? Vous croyez que je vais pouvoir entrer dans cet établissement sans être fichu dehors, manu militari, à coups de pied dans le derrière ? Vous m'avez bien regardé ? Je réplique en désignant mes vêtements d'un geste. Je suis sale, très sale même et en plus, je sens mauvais, lui dis-je, baissant le regard.

— Oui, mais vous avez vraiment très faim, non ? Alors, suivez-moi sans discuter et rentrons, m'assure-t-il sur un ton ferme.

Je décide de ne pas réfléchir et de le suivre jusqu'à la porte. Et puis zut, on verra bien si on me jette dehors aussitôt, j'ai l'habitude de toute façon. En plus, j'ai absolument besoin de me nourrir et s'il m'offre un repas, autant en profiter. Ce n'est pas tous les jours qu'une chance pareille se reproduira.

Nous entrons dans la grande salle et comme je m'y attendais, tous les regards se posent directement sur moi. Certains ont l'air surpris, d'autres franchement dégoûtés vu les grimaces qui déforment leurs visages. Je me sens tellement mal à l'aise, que je fais demi-tour pour sortir de là, mais une main se pose fermement sur mon épaule au moment où je m'apprête à franchir la porte.

— Hep là ! Pas si vite jeune homme !

Le sang se glace dans mes veines. Je ne tiens pas à me faire jeter dehors ou me faire insulter. Mais je me retourne quand même et vois mon bienfaiteur qui me sourit, encore. Il me lance un tel regard que j'en perds tous mes moyens. La lueur qui brille dans ses yeux me fait un tel effet, que je sens la chaleur m'envahir les joues encore une fois. Décidément, ça devient une habitude.

— Mais où croyez-vous aller comme ça ?

— Ailleurs, je... je ne peux pas rester ici, lui dis-je en désignant la salle et les clients présents et très bien habillés.

— Foutaises, me répond-il, vous m'accompagnez à ma table et nous allons déjeuner ensemble, que ça vous gêne ou non. Jeune homme, vous n'avez plus le choix !

— Mais les gens...

— Quoi les gens ? Où ça ? Moi, je ne vois personne d'autre que vous et moi, alors maintenant, venez et asseyez-vous.

Son sourire est une invitation à lui seul, comment est-il possible que je n'arrive pas à lui dire non. Ses yeux et ses lèvres me laissent sans forces lorsqu'il me regarde, j'aimerais poser mes lèvres sur les siennes et les savourer, sentir son odeur et toucher sa peau. J'en ai des frissons rien que d'y penser. Mais là, mec, tu peux toujours rêver qu'un homme aussi canon que celui-ci te remarque. Il veut simplement me remercier d'avoir trouvé son portefeuille, quoi d'autre... Et puis il est certainement hétéro, il ne faut pas rêver quand même. Je le suis en soufflant, jetant des œillades discrètes à droite et à gauche et prends place, face à lui. D'un simple signe de la main, il hèle un serveur qui arrive aussitôt pour ajouter un couvert.

— Je peux aller aux toilettes me nettoyer les mains ? Demandai-je d'un air désolé. Je ne peux pas manger dans cet état.

— Bien sûr, vous n'avez pas besoin de me le demander, me répond-il.

Je me lève et me dirige vers les toilettes. Je m'appuie quelques instants contre le lavabo, me lave les mains, passe de l'eau fraîche sur mon visage et tente de remettre un peu d'ordre dans mes cheveux. J'entre dans l'un des cabinets pour soulager ma vessie, bien décidé à revenir ensuite à table et profiter de ce repas. Après tout, il m'a invité, je ne lui ai rien demandé. La voix de deux personnes qui entrent dans la pièce en conversant entre elles me parvient. Je me fige, comprenant qu'ils parlent de moi.

— Bordel, mais ce qu'il pue ce mec ! La salle sent la décharge depuis qu'il est entré.

— Ouais, mais que lui a-t-il pris de l'inviter à manger ici ?

— Bof, il fait sa B.A. du jour, tu le sais bien.

— Ouais, eh bien, rien de tel pour faire fuir les clients ! Les poubelles, on les laisse dehors dans l'arrière-cour d'habitude.

Ils se mettent à ricaner bêtement avant de sortir. Je reste sur le cul. Alors comme ça, je suis la bonne action de monsieur ? Eh bien, il va voir ! Je suis peut-être devenu un vagabond, mais cela n'a pas toujours été le cas. J'ai un minimum de fierté quand même ! Je sors des bains, un peu remonté, prêt à lui faire comprendre que je n'ai pas besoin de sa charité en m'approchant de la table.

— La B.A. du jour se casse d'ici, connard ! J'ai certainement été con et stupide en pensant que c'était par pure sympathie que vous m'avez invité, mais sachez que je n'ai pas besoin de votre pitié ! Ah ! Et reprenez vos putains de cinquante euros, je préfère encore crever de faim que d'accepter votre argent !

Je tourne les talons et me dirige vers la sortie sans lui laisser le temps d'ouvrir la bouche.

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