1 Plébéien

Des cheveux blancs, immaculée de toutes impuretés. Des yeux bleu lazulite, pigmentés d'un rouge sanglant, et un regard cruel, rappelant celui d'un démon. 

Il était vêtu de loques noires en lambeaux, ce qu'il en restait révélait une appartenance à une vie des plus luxuriante, au cours d'un lointain passé. Sur ses épaules et autour de sa taille, les fragments d'une armure brisée subsistaient, et son corps entier était couvert de sang.

D'étranges symboles, visibles par lui seulement, projetaient une lueur rougeâtre sur son visage d'une beauté irrévocable. 

Sa vision devenait trouble, le rendant incapable de décrypter le message apparu devant lui. Malgré ça, il pouvait deviner son contenu. Puisqu'il avait accompli les termes du marché, alors il savait que ce n'était pas la fin.

Autour de lui, une mare de cadavres jonchait le sol. Leurs ailes ensanglantées étaient pliées, déchirées, parfois mêmes arrachés. La terreur avait marqué leurs visages jusque dans la mort, ils portaient l'expression d'êtres profondément terrifiés par ce à quoi ils avaient fait face. Ils étaient les plus puissants guerriers de ce monde. Les fidèles serviteurs venus du royaume divin de leur seigneur. Pourtant, il ne restait maintenant d'eux, que des corps sans vie. 

Les cieux, témoins de cet abominable spectacle depuis le commencement, étaient en colère. La lumière de l'aube teintait le ciel de rouge à l'est, pendant qu'un ciel orageux s'agitait à l'ouest. Le soleil était d'une apparence sombre, noyant le firmament dans des ténèbres pourpres.

"Que les cieux pleurent des larmes d'argent et que les anges déchus résonnent de regrets éternels, car devant moi, la fureur vengeresse a consumé l'éther sacré. Dans chaque éclat de mon épée, résonne le murmure de ceux qui ont osé croire que le divin pouvait rivaliser avec la rage d'un être brisé. Je suis la vengeance sculptée dans la chair des enfers. Là où les anges ont plié, je suis devenu le crépuscule inexorable qui écrira son histoire dans les cendres du paradis."

Bien qu'il soit resté debout jusqu'à la fin, il sentait à présent la mort approcher.

Elle planait comme une ombre au-dessus de lui, attendant patiemment que sa proie puisse être avalée par les méandres temporels de cette énigme astrale.

La tempête de l'ouest approchait, retournant les sols de ses éclairs foudroyants et ses vents imitaient le déluge de la boucle répétitive infini, vestige des temps ancien et blasphème de l'originel.

"Lorsque l'ennemi fournit une occasion, saisie-là. Devance-le en t'emparant d'une chose à laquelle il attache du prix et passe à l'action à une date fixée, connu de personne."

Au-delà du firmament, une nouvelle étoile brillait dans le septième ciel.

En cet instant, le démon aux cheveux blancs fut englouti par l'obscurité. 

***

Il était fréquent que les températures soient basses dans ce pays, mais ce matin d'hiver était particulièrement glacial. À travers les fenêtres embuées d'une chambre luxueusement meublée, se dessinait un paysage d'un blanc éclatant. Des arbres et des haies du vaste jardin jusqu'aux imposants sommets montagneux, en passant par les épinettes et les pins sylvestres aux tailles démesurés, tout était enseveli sous une épaisse couche de neige dont le niveau ne cessait de monter. Une pluie incessante d'épais flocons semblant destinée à durer éternellement, projetait de curieuses ombres sur les rideaux de cette chambre à l'atmosphère majestueuse.

Allongé dans un lit recouvert de plusieurs couches de couvertures, un jeune homme au visage noble et aux traits fins dont les plis entre ses deux sourcils laissaient transparaître un profond agacement, ne pouvait plus le supporter et se décida finalement à se lever. Se retournant dos au matelas, il s'assit, ébouriffa ses cheveux noirs en bataille et fixa la porte en bois à double battement de sa chambre, donnant sur le couloir. L'agitation au-delà de cette porte était si intense que quiconque aurait succombé à un sommeil profond après une longue semaine de fêtes interminables et de rassemblements aristocratiques ennuyeux aurait été inévitablement réveillé de force, et certainement pas de gré.

"Éprouvent-ils réellement si peu d'estime pour le précieux sommeil de leur jeûne maître ?" 

Frissonnant en raison de la différence de température ressentie en sortant de son lit, le jeune homme enfila rapidement une chaude robe de chambre, puis sans prendre la peine de cacher son mécontentement, il se dirigea précipitamment vers la porte, une expression glaciale marquant son visage. 

À l'extérieur de la chambre, les serviteurs couraient dans tous les sens, les bras chargés de toutes sortes de choses, y compris des piles de vêtements, des livres et parfois des coffres plus ou moins lourds. S'appliquant à leur tâche commune confiée tôt le matin par leurs hôtes, les serviteurs étaient tous inquiets de ne pas pouvoir terminer à temps. Tout le monde faisait de son mieux lorsque le grincement de la lourde porte s'ouvrit dans le couloir. Les serviteurs semblèrent subitement prendre conscience de leur erreur et s'arrêtèrent net dans leurs courses. Une petite servante au visage poupin et à l'allure enfantine réalisa qu'elle venait de croiser le regard de quelqu'un qu'elle n'aurait pas dû, et prise de panique, elle laissa échapper tous les tissus qu'elle avait en main.

"V-votre altesse ! Vous êtes réveillé !?"

Norval qui analysait la situation ne répondit pas. Il observait la troupe de serviteurs qui étaient devant lui afin de comprendre la cause de l'agitation qui avait provoqué son réveil mais n'y parvenant pas, il finit par demander d'une voix rauque et encore ensommeillée: 

"Mais enfin que se passe-t-il ici ? N'avez-vous donc aucun respect envers moi pour oser venir interrompre mon sommeil si tôt le matin ?"

La petite servante au visage poupin étant celle qui se trouvait le plus proche de lui, elle remarqua en jetant un œil autour d'elle que les autres ne semblaient pas vouloir intervenir. Étant la seule à se faire transpercer du regard par ces yeux de jade qu'étaient ceux du prince, elle était la malheureuse qui devait en assumer la responsabilité.

"Votre altesse, je vous prie de me croire ! J-jamais nous n'avons voulu perturber votre sommeil, mais tôt ce matin sa majesté l'impératrice nous à ordonné–"

— "Donc mère est la cause de toute cette agitation ?"

— "C'est que…"

Le jeune prince, très peu intéressé par les excuses de la servante, ne lui laissa pas le temps de finir et traversa le couloir en direction du grand escalier, résolu à avoir une discussion avec sa mère.

Arrivé dans la grande salle après avoir traversé plusieurs pièces et couloirs de l'immense demeure, il pénétra l'antichambre, dans laquelle se trouvait une spacieuse salle à manger. Autour d'une grande table était assise une femme dont l'apparence ne laissant aucun doute quant à ses origines nobles. Elle avait de longs cheveux bruns coiffés de perles, son teint était clair et elle était habillée d'une simple mais élégante robe d'un vert sombre qui faisait ressortir ses yeux de la même couleur. Il émanait d'elle qu'elle que chose de divin.

À peine le jeune homme avait-il pénétré l'antichambre qu'il exprima son irritation, haussant la voix envers les régents.

"Pourrais-je savoir qu'est-ce que tout ce vacarme ?! La prochaine fois que vous donnez ordres d'un tel remue-ménage je vous prierais de m'épargner la torture de se faire réveiller par un tel vacarme à l'aurore."

L'homme assis face à l'élégante dame était doté d'une forte carrure, et l'on pouvait ressentir chez lui la prestance et le charisme naturel qu'un empereur doit avoir. Il avait de longs cheveux noirs légèrement ondulés qui tombaient en cascade sur ses épaules, et de ses yeux d'un bleu perçant, il foudroyait du regard l'individu qui venait de franchir la porte de façon désinvolte.

"Un bonjour aurait d'abord été le bienvenue"

La dame soupira, puis l'homme à ses côtés reprit:

"Mais soit, puisque tu es là, nous allons pouvoir en parler"

— "Par la déesse… ne me dites pas que je suis concerné"

— "Viens t'asseoir, nous allons t'expliquer." lance-t-il avec un brin de sadisme.

Norval s'avança dans l'antichambre et s'assit autour de la table aux côtés de son père. À peine était-il assis que des assiettes et des couverts furent déposés devant lui. Même s'il était de mauvaise humeur, le jeune prince ne pouvait pas prétendre ne pas être tenté par l'ensemble des plats présents sur la table. Particulièrement attiré par la poêlée de tomates et champignons, il s'en servit une quantité assez généreuse avec d'étranges saucisses de forme rectangulaire au goût parfumé. Les deux autres personnes assises à la table le fixaient d'un air perplexe lorsqu'il finit par poser la question:

"Je suis vraiment curieux de savoir pourquoi le château est si bruyant alors que le soleil vient tout juste de se lever. Certaines explications méritent d'être apportées, non?"

Ruvona, la belle et élégante dame assise en face de lui prit un air sérieux.

"Norval, tu aurais dû entrer à l'académie il y a déjà cinq ans. Nous avons consenti à ton caprice jusqu'à présent car ton contrôle du Vis est déjà incroyable. Mais les cours de troisième cycle ne sont pas quelque chose que tu peux te permettre de manquer."

— "Hmm… donc ce que tu essaies de me dire, c'est que père et toi m'avez inscrit à l'académie sans m'en parler, et que vous comptez me jeter dehors ?"

— "Norval…"

— "Et cela pour aller étudier dans un endroit lointain où je serai courtisé de toute part par de stupides enfants nobles qui ne chercheront qu'à gagner les faveurs du prince héritier ?"

L'homme à la forte carrure et aux longs cheveux noirs assit en bout de table lâcha un soupir.

"Cet enfant est insupportable."

— "Tu exagères, ces "stupides enfants nobles" comme tu te résignes à les appeler, sont ceux qui t'aideront plus tard à gouverner cet empire." intervint Ruvona.

— "Ou ceux qui tenteront de me renverser pou–"

— "Norval !" 

Olwen, assis en bout de table, avait le haut du visage contracté de colère, et son poing était encore fermé après avoir frappé sur la table. Le silence s'installa un moment dans la pièce. Pourtant, une personne ne semblait pas gênée par la pression environnante et continuait de manger sa poêlée de champignons alors que les deux autres se lançaient des regards pleins de réflexion. Lâchant l'affaire, l'empereur reprit:

"Et tu ne te demandes pas dans quelle académie nous t'envoyons ?"

— "Dryadalis, c'est évident."

Il finit l'une de ses saucisses parfumées déjà entamée avant de poursuivre:

"En fait j'ai ouï dire que le prince de Curson allait étudier là-bas cette année. Ne serait-ce pas là la principale raison pour laquelle vous m'envoyez si subitement partir à Dryadalis ?"

— "Insupportable…" murmura Olwen.

La régente Visiblement dépitée, répondit:

"Ah.. bien je l'admets."

— "Alors tout est dit, il est hors de question que je me rende là-bas, donc vous pouvez dès maintenant disposer nos serviteurs qui se sont malheureusement retrouvés à devoir organiser un voyage auquel je n'ai sans surprise aucune intention de participer.."

— "Non, Norval, la décision a déjà été prise. On a décidé de t'envoyer étudier là-bas, que tu le veuilles ou non." s'opposa Olwen.

— "Hah! Donc je n'ai même pas le choix hein ?"

Les deux régents n'ajoutèrent rien de plus, alors Norval continua:

"A priori non puisque personne ne daigne me répondre."

— "Les préparatifs sont presque terminés, ton vaisseau partira dans l'après-midi." Rajouta Ruvona.

Prit dans une profonde réflexion pour faire face à ce problème, Norval mis un petit moment avant de répondre:

"Je n'accepte de partir qu'à une condition."

— "Norval… nous t'avons déjà dit que tu n'avais pas le choix."

— "Vu comment vous avez manigancé mon envoi là-bas, est-ce que vous ne me devez pas au moins ça ?"

Olwen jeta un coup d'œil à sa femme, puis comme s'ils s'étaient mis d'accord tous les deux, ils firent face à leur fils avec une étrange synchronisation.

"Alors on t'écoute."

— "Je souhaite y aller sous une fausse identité et non comme Norval Leroy, prince héritier de l'empire d'Heole."

— "Mon dieu, cet enfant est fou…" s'affligea Olwen.

— "Tu comptes te faire passer pour un plébéien !?" répliqua Ruvona à son tour.

— "Je n'ai vraiment aucune envie de passer ma scolarité, entouré d'hypocrites tous plus aigris les uns que les autres, donc à moins que vous ne trouviez un moyen d'étouffer la dégoûtante soif de pouvoir de tous ces nobles, je ne vois pas d'autres solutions."

— "je me demande moi-même ce qui m'empêche de t'étouffer là, tout de suite." contesta l'empereur en lâchant un soupir.

La Reine, à qui le dépit en avait fait oublier l'étiquette, releva sa tête précédemment enfouie dans ses mains.

"Ce n'est pas que je ne veuille pas accéder à ta demande, mais j'estime.. que c'est bien trop dangereux. Tu ne sais pas dans quoi tu t'embarques en prenant cette décision."

— "Donc tu en as conscience."

Ruvona, ne cachant pas son incompréhension, il reprit :

"Évidemment, si tu désapprouves ma décision et affirmes que cela est dangereux, c'est parce que tu sais à quel point les nobles sont cruels envers le petit peuple... ceux qui ne possèdent ni influence ni richesse."

— "Donc même en le sachant, tu souhaites procéder ainsi." demanda-t-elle de façon rhétorique.

Norval, qui ne put s'empêcher de sourire face à ces mots, continua :

"Mère, ce n'est un secret pour personne que la vie n'est pas amusante si on ne se lance pas de défis de temps en temps."

— "Tu le connais, on ne parviendra pas à le faire changer d'avis aussi facilement. Puisqu'il est si sûr de lui, alors soit, qu'il fasse comme il en a envie."

— "Quoi, tu es sérieux ? Olwen, tu accèdes trop facilement à ses caprices !"

— "Ma reine… tu es très mal placée pour me dire ça, tu sais. N'est-ce pas toi qui étais la première à être d'accord pour le dispenser d'études ?"

Norval s'accouda d'une main, visiblement amusé par le spectacle.

"Nous savons tous les deux que je l'y ai autorisé seulement parce qu'il nous a démontré par ses capacités qu'il n'en avait pas besoin."

— "Donc finalement tu le reconnais."

— "Je ne suis pas sûr de comprendre. Où veux-tu en venir ?

— "Tu l'as dit toi-même, notre fils possède d'incroyables capacités. Alors pourquoi t'inquiéter ? Penses-tu vraiment que si quelqu'un osait s'en prendre à lui... cette personne s'en sortirait ?"

— "Non… bien sûr que non" répondit-elle après une brève hésitation.

— "Bon, alors accordons-lui au moins ça. Nous ferons en sorte que personne ne puisse savoir qui il est. Cependant, en échange, toi Norval, tu finis ta scolarité sans ne serait-ce penser qu'une seule fois à arrêter en cours de route. Est-ce que c'est clair pour tout le monde ?"

Ruvonna, décidément peu convaincue par l'idée, se refusa à s'engager plus loin dans la lutte et accepta à contrecœur.

"Il semble que je n'aie de toute façon aucune raison valable de refuser, alors soit."

— "Je m'y soumettrai" répondit le jeune prince, satisfait.

— "Bien, très bien, alors n'en parlons plus."

Norval, qui avait déjà fini de manger, ne perdit pas de temps pour demander à disposer. Puis se levant de sa chaise, il leur témoigna quand même de sa gratitude même si cela semblait peu sincère. Alors qu'il était déjà sur le pas de la porte, il ne put se retenir d'ajouter une dernière chose:

"Ha et bien sûr, puisqu'une personne de bas rang comme moi ne peut se permettre de voyager avec quelque chose d'aussi extravagant qu'un vaisseau, je pense que le train sera un moyen de transport bien plus abordable, n'est-ce pas ?"

La belle dame assise aux côtés de l'empereur soupira encore une fois.

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