2 Nuit d'étoiles

TOUT ÉTAIT calme autour de lui. Mais ce n'était pas un de ces silences pesant ou vide. C'était une paix étrangement agréable. Peut-être était-ce ce qui finit par le réveiller : l'incongruité de la situation. Ayden gronda sourdement et roula sur le ventre pour pouvoir se mettre à genoux, se frottant le visage avec force pour tenter de chasser les cloches qui sonnaient encore dans sa tête. Il se sentait lourd et douloureux, comme écrasé par un poids invisible.

— Themis, Rogan, est-ce que vous allez bien ?

Sa voix était étonnamment éraillée et il se racla la gorge plusieurs fois pour l'éclaircir.

— Themis ? Rogan ?

Ayden ouvrit les yeux et… Il se pétrifia. Devant lui se dressait une forêt de végétaux qu'il ne connaissait pas. Et il était assis par terre, non pas sur de la pierre ou des os, mais sur de l'herbe.

— Mais qu'est-ce que…, murmura-t-il, sidéré. Themis ? Ro' ? Répondez, par tous les dieux !

Il bondit sur ses pieds, les yeux ronds, le cœur commençant à battre la chamade. Car peu importe à quel point il pouvait espérer, prier, il sentait dans son esprit que le lien mental qui l'unissait à ses camarades avait été brisé : il ne ressentait plus leur présence. Il n'y avait que lui, au milieu de cet inconnu, devant cette forêt de choses. Sa main se porta immédiatement dans son dos pour se refermer sur la poignée de son épée à deux mains et il la dégaina, la lame brillant sous la lumière lunaire. À côté de lui se trouvait l'œuf et le sac que lui avait jeté Themis avant… Quoi ?

Avant qu'il ne soit transporté ailleurs ?

Ayden se tourna aussitôt vers l'œuf pour poser la paume dessus. Mais rien ne se passa. Aucun éclat, aucun mouvement. Rien, si ce n'est la chaleur qu'il pouvait sentir sous ses doigts. Absolument rien. Et Ayden resta ainsi, sans bouger, le temps d'une éternité. Un doux vent s'éleva, le sortant de sa stupeur, et il leva le nez au firmament.

Il blêmit.

Il se passa la main sur la figure, plaquant furieusement ses cheveux en arrière dans son geste tandis qu'il fixait le ciel, entre horreur et choc. Aucune des étoiles qui brillaient ne lui était familière. Même la lune lui était étrangère tant elle était anormalement grande et lumineuse. Son arme glissa d'entre ses doigts, lentement, avant de tomber fatalement par terre.

Il ne reconnaissait rien.

~*~

Ayden n'avait aucune idée du temps qu'il avait passé à rester ainsi, face à cette forêt. Son esprit patinait sans jamais parvenir à découvrir une réponse satisfaisante tandis qu'il fixait ces arbres – plantes ? – d'un air perdu.

La lune était toujours aussi brillante au-dessus de lui, éternellement immense et ronde. Elle semblait vouloir le réconforter de sa présence majestueuse alors que lui ne la trouvait que plus incongrue à mesure qu'il la voyait. Mais plus que tout, il y avait une sorte d'énergie dans ce monde. C'était comme si tout autour de lui pulsait d'une espèce de vie, l'entourant d'un murmure sourd. Ce n'était pas désagréable ; ce n'était pas agréable.

Il ne savait simplement pas quoi en penser.

Après un temps incalculable à rester ici, il finit par se reprendre et se redressa. Son épée à deux mains brillait encore de cette noire lumière, et il pouvait entendre son arme susurrer sa joie dans son esprit.

Peu importe à quel point autrui pouvait la trouver effrayante ou dérangeante, Ayden tirait de sa présence un soulagement certain. Elle, au moins, était toujours là avec lui. Il n'était pas complètement seul. Et il la ramassa pour faire face à ce bois. L'œuf avait été caché dans le sac et il avait dû se défaire de son armure, les pièces brisées le gênant à mesure que le temps passait en appuyant sur ses blessures. Ne lui restaient que sa chemise, brûlée par endroit, et son pantalon de toile dont il avait déchiré un bout de jambe afin de bander sa paume entaillée.

Durant tout ce temps, les environs étaient demeurés calmes et paisibles. Aucune route n'était visible et il était apparu au bord d'une falaise dont la hauteur ne lui permettait pas de distinguer ce qu'il y avait plus bas. En d'autres termes : il n'avait d'autres choix que de s'engouffrer dans cette forêt. Mais hors de question d'y aller sans découvrir de quoi elle était faite et d'un mouvement rapide, il fendit plusieurs troncs de son arme avant de refaire un geste pour trancher encore une fois.

Les bois incroyablement longs furent découpés en deux en un rien de temps et tombèrent au sol dans un son sourd tandis qu'il s'approchait pour les examiner. Ronds, les troncs d'un vert soutenu étaient d'un diamètre régulier d'un bout à l'autre et étaient creux en leur cœur avec à chaque égale distance une sorte de nœud. Les feuilles étaient étirées et fines, terminant en une pointe et formant des bouquets ici et là. Elles étaient dures, presque tranchantes et immangeables. Il avait même léché un bout de bois pour essayer, mais sans rien découvrir de plus, il avait fini par laisser tomber et était allé chercher ses affaires. Armure sur une épaule, sac sur l'autre et épée bien en main, Ayden s'était enfoncé dans la forêt sans un regard en arrière, marchant droit devant lui sans faire de détours, le pas ferme.

Peu importe à quel point il était perdu, il était aussi seul et ne pouvait compter que sur lui-même en cet instant. L'inquiétude avait beau gronder dans son cœur, il ne pouvait se permettre de rester apathique et ne rien faire. La première chose dont il avait besoin était de trouver de l'eau, de quoi manger si possible et de panser ses blessures. Ensuite, il pourrait réfléchir à un moyen de rentrer auprès des siens. Et fort de cette conviction, il pressa le pas.

Il lui fallut un demi-cadran avant de parvenir enfin quelque part, l'endroit inhabité et pourtant étonnamment bien entretenu. Après un moment d'observation, Ayden avait fini par approcher l'édifice érigé au milieu de cette forêt. Le bâtiment était simple, en bois sombre, les nombreuses colonnes de part et d'autre formant un couloir sans portes, mais couvert. Le toit était déjà plus complexe, fait de plusieurs étages dont les coins s'achevaient à chaque fois en pointe. Et Ayden avait beau réfléchir, jamais n'avait-il vu ou entendu parler de ce genre d'architecture.

Prudent, il s'avança lentement au sein de l'édifice sans structure offrant de quoi se mettre à couvert, son épée au poing. Et il s'approcha précautionneusement du centre, le seul endroit fermé. Lorsqu'il fut enfin devant, il put détailler les portes sculptées finement. Elles étaient habillées sur la moitié haute d'arabesques qu'il ne connaissait pas, dépeignant une scène florale et d'étranges courbes, les parties creuses ne lui permettant pas de regarder dedans. Déjà entrouverts, il poussa les battants du bout de son arme maudite et haussa un sourcil avec surprise.

À l'intérieur se trouvait une statue et face à cette dernière avait été dressée une table avec de la nourriture. Des offrandes. Un autel. Un autre coup d'œil lui pour s'assurer qu'il n'y avait personne, Ayden pénétra dans ce qu'il devinait à présent être un temple. Mais un sanctuaire de quoi ? Cette divinité lui était inconnue, son apparence délicate ne lui laissant pas savoir si c'était un homme ou une femme. C'était sans compter la longue robe dont les plis avaient été sculptés avec soin.

La statue tenait dans sa main une épée droite, et la gauche était devant son torse, paume ouverte et doigts tendus, et Ayden avait beau la détailler, aucune réponse ne lui parvenait. Avait-il été transporté dans une région voisine ? Mais il n'avait jamais entendu parler de cet endroit. Était-ce possible que ce soit une contrée encore inconnue ? Mais comment se pourrait-il ? Et dans ce cas, comment expliquer la position des étoiles et de la lune ? Les autres territoires auraient trouvé cet emplacement, l'information aurait fini par se transmettre et tous auraient appris l'existence de ce lieu après un temps certain.

Les guerriers du Nord dont Grodyr faisait partie étaient d'incroyables marins, rodés aux caprices des eaux salées. S'ils avaient découvert quelque chose, son ami le lui aurait dit. Ou alors le pouvoir qu'il sentait ici, cette énergie omniprésente, permettait à ce peuple de se camoufler.

L'expression sombre, Ayden rumina encore un instant avant de porter son attention sur les présents laissés à la divinité. Même si Ayden n'était pas particulièrement croyant, n'accordant qu'une prière à la Mère à chaque nouvelle lune, il faisait preuve de respect envers les dieux et connaissait sa place. Mais c'était peut-être là ses seuls vivres avant un long moment.

Il soupira, divisé, et après un temps de réflexion, il ploya le genou pour adresser ses remerciements à cette entité avant de retirer ce qu'il y avait sur la table sans même chercher à savoir ce que c'était. Des gens avaient bâti ce temple dans un endroit loin de tout et prenaient la peine de venir jusqu'ici déposer des offrandes : personne n'allait mettre de la nourriture non comestible sous peine de s'attirer les foudres de ce dieu ou de cette déesse, ça, Ayden en était certain. Terminant de nouer sa chemise sur ces petits pains blancs et moelleux et ces minuscules grains tout aussi mous, il se redressa, torse nu, et adressa un dernier regard à la divinité avant de tourner les talons pour aller récupérer le reste de ses affaires.

Le calme ambiant lui avait permis d'entendre le chant de l'eau à proximité et en fouillant les environs, il découvrit une modeste source coulant d'entre les roches. Il ne lui en fallait pas beaucoup plus pour se nettoyer et boire avant qu'il ne prenne place pour goûter ses trouvailles. D'abord du bout des lèvres, Ayden avait fini par manger pas moins de cinq pains mous et une bonne poignée de ces grains blancs. Tout était froid, sans beaucoup de saveur, et la texture était étrange, mais le guerrier ne s'en plaignait pas, le ventre enfin plein. Revigoré, il rangea le reste de la nourriture avec l'œuf après l'avoir nettoyé et récupéra sa chemise pour reprendre la route.

Et tandis qu'il s'engageait sur le chemin creusé par le passage des hommes, il eut un ultime regard pour le sanctuaire et s'inclina en direction de ce dernier avant de partir.

~*~

La route était longue, la lune avançant dans le ciel en l'accompagnant à chaque pas. Mais au bout de ce qu'Ayden estima être une heure complète, il avait fini par s'arrêter pour admirer le paysage. Peu importe à quel point tout lui était inconnu, la vision était à couper le souffle. En contrebas se dévoilait une cité, les lumières scintillant dans la nuit telle des lucioles. Un fleuve longeait l'est et d'un point à l'autre, il ne pouvait apercevoir aucune ville, transformant ce qui avait dû être un simple hameau jadis en une florissante petite agglomération marchande.

Elle était cernée par les montagnes et ici et là, il devinait à la lueur de la lune des terrains agricoles. La distance ne lui permettait pas d'apercevoir ce qui était cultivé, mais quelque chose lui disait que même s'il avait pu voir, il n'aurait pas su reconnaître de quoi il s'agissait. Jamais n'avait-il observé pareil paysage, et Ayden s'offrit un instant encore afin d'admirer l'endroit avant de reprendre la route.

S'il reportait la position de la lune par rapport à son propre pays, il pouvait estimer l'heure à une ou deux heures du matin. Pourtant, malgré l'heure tardive, la ville semblait pleine de vie. Même les rues de la cité de Sa Majesté ne grouillaient pas d'autant de monde la nuit tombée et les gens, craignant pour leur bourse ou leur intégrité, se dépêchaient de rentrer.

Ayden se glissa dans l'ombre d'une bâtisse, le pas léger, et observa à nouveau l'allée sans tout à fait parvenir à saisir les visages qui s'y trouvaient. Mais à en croire les sons qui lui provenaient d'une des fenêtres au-dessus de lui, il était juste derrière un bordel.

Il ne put empêcher un sourire de fleurir sur ses lèvres lorsque les gémissements de la jeune femme supplantèrent les grondements excités de l'homme. Et il faillit rire quand elle enjoignit à son client de continuer d'une voix trop mielleuse. Se retournant, il détailla un instant les linges et vêtements suspendus pour sécher. Les tuniques étaient longues et les manches larges dans un style là encore inconnu pour lui. Mais comme tout le reste de cet endroit. Cette pensée lui tira un rictus doux-amer, l'inquiétude montant dans son cœur avant qu'il ne balaye le tout avec fermeté.

Il attrapa un drap, vola une tenue et s'écarta du bâtiment pour pouvoir se changer et cacher les vestiges de son armure dans le baluchon de fortune. Le vêtement était trop court, lui arrivant aux genoux, et les bras couvraient à peine ses coudes. C'était toujours mieux que rien et, après avoir retroussé les manches de sa chemise et fermé la tunique d'une ceinture en tissus, il continua à explorer les environs. Jamais ne s'approcha-t-il de l'artère centrale, mais les rires et cris qu'il en percevait, tout comme les diverses odeurs, lui suffisaient.

Les édifices étaient tout de bois et, comme le temple qu'il avait vu, possédaient tous ces toitures de tuiles formant quatre pans dont les coins se terminaient en pointe arquée. Après un instant d'hésitation, Ayden grimpa au sommet d'un bâtiment inoccupé. Un premier saut puis encore un autre lui permirent de rejoindre le premier niveau d'un toit. Il atteignit rapidement le point le plus élevé avant de pouvoir regarder enfin la rue centrale. Et il blêmit furieusement.

Vraiment. Il en avait assez.

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