34 Le destin est parfois cruel

"Yahzin, c'est toi ?

- Pas le temps de parler. Vite retourne au dortoir !"

Écoutant son mentor, Sulk ignora tout ce qu'il était en train de faire.

Inconsciemment il serra quand même dans sa paume le petit sachet d'onguent pâteux qu'il avait terminé quelques secondes plus tôt.

Il ne prit pas le temps de réfléchir à ce qui venait de se passer, au fait que Yahzin était enfin éveillé en même temps que lui.

Les deux consciences partageaient enfin le même corps.

Cela avait une grande importance dans le parcours de Sulk puisque son mentor pouvait maintenant lui enseigner de nouvelles choses quand à la méditation et la magie en général, et directement.

Depuis près de deux ans maintenant Sulk appliquait tant bien que mal ce que Yahzin lui disait de faire la nuit précédente.

Mais maintenant ce dernier s'était éveillé.

Depuis leur rencontre, Yahzin s'était montré plus ou moins froid avec Sulk.

Après tout cela était compréhensible, ce n'était pas son choix mais il s'était retrouvé coincé dans le corps d'un être si faible que dans sa précédente vie, il n'aurait même pas eu plus d'une pensée pour quelqu'un comme lui.

De plus le garçon lui avait paru si ignorant de tout dans la vie, et s'était même montré parfois insolent envers quelqu'un comme lui.

Mais la vérité était qu'après avoir passé tant de temps dans le corps du garçon, à voir son quotidien, il s'était attendri, et le considérait intérieurement comme son disciple, ou peut-être même comme une sorte de fils.

Grâce à la puissance de son esprit, ses capacités d'observation et de réflexion dépassaient largement celles de Sulk, et il voyait mieux que quiconque la tendresse qu'Arega portait à son fils, et à quel point ils tenaient l'un à l'autre.

Yahzin avait même forcé l'éveil de son esprit, bien que le corps de Sulk ne fut pas tout à fait prêt.

C'était un pari risqué, mais dès qu'il avait senti l'aura d'Arega deux niveaux plus bas, il n'avait pas pu résister.

A présent Sulk courait dans les couloirs.

Il ne lui fallut pas plus de trois minutes pour descendre les deux étages le séparant du dortoir. Il se fichait de si quelqu'un le voyait courir malgré sa 'blessure grave', son esprit ne pouvait penser à rien d'autre qu'à la voix dans sa tête.

"Dépêche toi !

Dépêche toi !!

DÉPÊCHE TOI !!!"

Lorsqu'il arriva devant la branche correspondant au territoire de son groupe de mineurs, Sulk ne ralentit pas et accéléra même.

Il s'engouffra par l'ouverture aussi rapidement qu'un coup de vent.

Il fit un premier pas dans la salle à manger.

Ce fut seulement en percutant un mineur à pleine vitesse qu'il se rendit compte qu'il y avait un attroupement au centre de la pièce.

Ses tempes étaient douloureuses et une intense prémonition lui retournait l'esprit.

Le monde semblait tourner à l'envers et la première chose qu'il observa était un tas de bols cassés sur le sol.

Il vit la femme qui les avait laissés tomber et vit son expression lorsqu'elle se tourna vers lui.

Le mineur qu'il avait percuté était un vieil homme, qui ne devait pas être loin de la promotion de valir à vanir.

L'homme ne dit rien, et se contenta de fermer les yeux en baissant la tête.

Sulk enregistra toutes ces informations, mais aucune connexion logique ne parvint à se faire dans son esprit.

Ou bien peut-être son esprit rejetait-il ce qu'il voyait.

Ce ne fut que quelques instants plus tard que ses yeux hagards se posèrent sur la forme gisante au milieu de l'attroupement.

Les mineurs devant lui s'écartèrent en silence pendant que Sulk se rapprochait.

Le garçon sentit une main sur son épaule mais ne se retourna pas.

Le silence était total et la figure sur le sol était immobile.

La peau claire de Arega contrastait avec la poussière gris sombre qui avait été piétinée pendant des années.

Elle semblait endormie, un léger sourire étirant ses lèvres.

Sulk n'était pas sûr exactement de quand mais il avait lâché le sachet d'onguent et à présent se tenait à genoux, la main de sa mère dans la sienne.

Il ne semblait pas encore avoir réalisé pleinement, mais sous ses doigts, la chair de sa mère restait immobile, son poignait n'avait pas de pouls.

Ses tempes ne battaient plus au rythme des pulsations de son cœur.

Il était resté à genoux, dans le silence au milieu de l'attroupement, pendant quelques secondes ou quelques heures, il ne savait plus.

Plus rien n'avait de sens, plus rien n'était logique.

A un moment imprécis il fut rejoint par Kahn et Lingi qui s'assirent à ses côtés.

Les lèvres de Lingi remuaient mais Sulk n'entendit pas ses paroles, pas plus qu'il ne vit les larmes de la jeune fille.

Il n'entendait même plus la voix dans sa tête qui s'était tue.

Il ne voyait ni la foule autour de lui, ni même sa propre main. Il voyait seulement le visage calme et doux de sa mère.

C'était comme si elle s'était simplement endormie, trouvant enfin le sommeil dont elle avait besoin.

Ce moment dura comme une éternité dans l'esprit de Sulk mais en réalité il n'avait passé la porte que depuis quelques dizaines de secondes.

Son esprit sembla se reconnecter seulement lorsqu'un ricanement se fit entendre.

Tous ses sens avaient étés comme bloqués par le choc mais d'un seul coup tout se remit en marche dans son esprit.

Le ricanement avait fait quelque chose en lui, comme si un interrupteur s'était déclenché.

Faryl se tenait dans la foule, en retrait de quelques pas.

Il avait lui aussi été attiré par l'attroupement, et n'avait en fait rien à voir avec la mort d'Arega.

Mais en voyant le gamin prostré devant le corps inanimé de sa mère, il n'avait pu empêcher un ricanement nerveux de sortir de sa gorge.

La vérité était que même s'il était fondamentalement mauvais, il n'avait souhaité la mort de personne.

De toute sa vie il ne s'était contenté que de menacer et d'humilier des mineurs.

Il allait parfois trop loin et avait déjà roué de coups bon nombre de gens, parfois engendrant des blessures graves, mais il n'avait jamais tué qui que ce soit et n'en était surement même pas capable.

Sulk l'avait humilié une semaine auparavant et il avait voulu se venger mais il n'avait rien pu faire.

C'était seulement maintenant qu'il se rendait compte que les menaces qu'il avait proféré le matin même se retournaient morbidement contre lui.

Sulk se leva lentement et se retourna.

Dans son esprit il n'y avait que ce ricanement, ce son qui ne lui avait apporté que des malheurs.

Il n'était plus lui même, et ses yeux semblaient avoir viré entièrement au violet.

Il secoua son bras, se débarrassant en un mouvement de la main de Kahn qui le retenait.

Tous ses muscles étaient bandés et son ami n'avait pas la force de le retenir.

Un son guttural commença à s'échapper de sa gorge, comme un cri venu du plus profond de son âme, contenant toute sa rage.

En une fraction de seconde Sulk s'était avancé.

Il ne lui fallu que trois pas pour entrer en contact avec Faryl mais il ne s'arrêta pas là.

Emporté par l'élan du jeune homme, Faryl ne put que reculer.

La vitesse incroyable que Sulk avait atteint les emporta tous les deux hors de la salle à manger.

L'attroupement de mineur n'eut même pas le temps de voir ce qui se passait.

Seul Faryl pour qui le temps semblait s'être ralenti eut le temps de voir les yeux violets du garçon, dénués d'intelligence.

Sulk ralentit enfin.

Faryl avait été acculé au bord du gouffre, et Sulk lui barrait le passage.

Pendant une fraction de seconde Faryl repensa à tout le mal qu'il avait fait, et à la peur qu'il avait dû engendrer chez le garçon.

"Écoutes moi Sulk, je..."

Il commença à parler, comme pour expliquer qu'il était désolé, et qu'il n'avait pas souhaité la mort de sa mère, mais fut interrompu.

Les mineurs qui commençaient tout juste à sortir de la salle à manger n'eurent que le temps d'entendre le début de ses paroles quand le grognement sortant de la bouche de Sulk se mit à enfler.

Il se mua en un cri puissant, amplifié semblait-il par toute son énergie. Le son parut devenir tangible quand Faryl se mit à glisser en arrière.

Vidé de toute son énergie, Sulk perdit connaissance et s'effondra au sol, sans voir que le garde en face de lui chutait à présent vers sa mort dans les profondeurs de la mine.

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